264 : sept femmes

Avec application, consciencieusement, comme on le lui avait appris quand il était encore novice, il se lave les mains. 

Novice, il ne l'est plus depuis des lustres : non, il est maintenant une sorte de vieux sage, de vieux maître, de vieux savant, de Vieux quoi. Et ça lui pèse de plus en plus tant les marques de déférence (défiance, distance) l'indisposent, lui qu'on tutoie hélas de moins en moins facilement. On lui dit qu'un âge avancé c'est des connaissances et de l'expérience, il doute que ce soit un avantage.

À son côté, devant le vaste lavabo, Maria, elle aussi, se frotte les mains. Maria, lusitanienne d'origine, originale lesbienne. Elle l'avait mis un temps mal à l'aise, non qu'elle fut lesbienne (il en avait connu d'autres), ni portugaise (il aimait bien les portugais), mais parce qu'on dirait un petit garçon. Ainsi l'a t-on surnommée Mario. Ayant appris à la mieux connaître, la gêne s'est dissipée : plus compétente qu'elle n'en a l'air, du genre force tranquille, travailler avec elle est reposant. Sa jolie petite amie Sophie (dite Saphie évidemment), jolie comme une timide petite fille, n'est pas là : certains préfèrent qu'elles ne travaillent pas ensemble.

À travers la porte de verre coulissante il jette un œil dans la grande salle : on s'affaire autour du patient. Mi-émouvant mi-stressant, ce spectacle lui évoque à chaque fois une salle de concert, lorsque chaque musicien accorde son instrument, joue quelques gammes, se met en place. 
Excitante attente … D'ici peu tous se rassembleront autour du chef qui va faire son entrée. 
Mais cette agitation n'est pas au service du chef, il le sait : elle est au service de la musique, au service du patient à présent endormi.

Il appréhende un peu cette intervention qu'il prévoit difficile, mais, passant en revue son petit orchestre, il se tranquillise. Pas de bras cassé dans cette équipe, il est bien entouré, il n'y aura pas de fausse note.

Vous voyez la brune gironde au regard bleu marine, là-bas ? C'est Stéphanie l'instrumentiste. Elle dresse la table, vérifie et range méticuleusement son matériel. Il est assuré avec elle de recevoir toujours le bon instrument au bon moment sans avoir à le demander. En cas de difficultés, on peut compter sur elle, sur sa réactivité, sur sa maîtrise d'elle-même, sur son humour aussi. Elle a été formée dans un grand service, ça fait la différence.

Les deux autres portugaises du bloc sont là elles aussi, tant mieux, il s'entend bien avec elles.
La punkette percée et tatouée, pas très pointue sur la spécialité (dit-elle) mais pleine de bonne volonté, c'est Ana-Maria, parfaite pour une deuxième aide. Il aime son rire au coin de l'œil !
Quant à  Clara, grande et mince, l'air sérieux, lunettes strictes et bouche en cul-de-poule, avec son pince-sans-rire typiquement portuan, elle tient aujourd'hui le rôle d'infirmière circulante, "ouvre-boîte" comme elles-même se qualifient quand elles tiennent ce rôle ingrat. Il ne doute pas qu'elle a parfaitement préparé l'important matériel nécessaire et qu'elle trouvera rapidement la pièce manquante si elle venait à manquer. Mais elle ne manquera pas.
Il avait tenté en vain de leur faire chanter du fado mais l'une parle à peine portugais, et pour l'autre le fado n'est qu'une musique de vieux ! Et, si elle connaissent Pessoa de nom, Saramago ne leur évoque rien. Quant au Portugal, elle n'en connaissent pas grand-chose. Dommage.

Plus fatiguée encore qu'il ne l'est, Brigitte, l'anesthésiste, est préretraitée comme lui. Toujours hyper-efficace, même si parfois un peu hystérique (les antidépresseurs sans doute). 
Elle est secondée par Malika, infirmière anesthésiste expérimentée, discrètement voilée dans le civil, mais charmante, volubile et drôle. Récemment mariée, elle envisage d'émigrer au Qatar. On va la regretter. On souhaite qu'elle ne le regrette pas.

La plus jeune de l'équipe c'est Amélie, "mise en situation" d'ouvre-boîte sous la supervision de Clara. Amélie est une grande, fine et belle fille au regard clair, du genre à qui on pourrait pardonner un peu trop facilement erreurs et insuffisances. Mais elle s'enthousiasme pour son boulot et il n'est pas besoin de lui expliquer plusieurs fois la même chose. Au fil des mois sa méfiance initiale avait disparu : ni erreur ni insuffisance.

Allez ! Tout se présente au mieux ! Ça va bien se passer !

Détendu et de meilleure humeur qu'à son arrivée, il se tourne vers sa compagne de lavabo : « Sept femmes pour moi tout seul ! La journée s'annonce bonne ! »
Maria éclate de rire : « hola, macho ! pas tout à fait sept si tu veux bien : disons ... six et demi ! »



(ça, c'est sûr, ça va lui manquer ...)

10 commentaires:

roch a dit…

Bruno Noël, Pol Skolz et Juliette Lemerle aiment ça.

Juliette Lemerle :
Encore, encore, encore!

Pol Skolz :
Les prénoms ont ils été changés, ou est ce de la totale fiction?

Cath Lem :
c'est sûr se retrouver du jour au lendemain avec une seule femme et toujours la même depuis quarante balais..ça va être dur!

Rocky Lamerluche :
prénoms changés ! et la photo n'est pas contemporaine de l'anecdote !

visuelepreludes a dit…

une fois en retraite ton boulot ( et tes 7 femmes ) vont te manquer !.....

Clo a dit…

Ça m'impressionne toujours beaucoup, les (rares) photos de toi en train de travailler. Quand on t'accompagnait « au travail » autrefois, on ne pouvait voir que la partie administrative de ton boulot, j'aurais quand même bien aimé voir l'autre partie !

Anonyme a dit…

J'aime BEAUCOUP : l'ambiance, les personnalités, le style... et je partage ta future nostalgie de retraité et déjà celle de "vieux" que les "jeunes" nous collent...

roch a dit…

ne reste pas anonyme, l'anonyme, c'est intrigant !

roch a dit…

Clo, des photos de moi au boulot, j'en ai pas mal mais elles sont assez gores !

fcbk a dit…

Xavi Lemerle :
Du grand art! Je n'ai pas le souvenir d'avoir pu apprécier toute cette synchronisation et cette mélodie du travail dans tes films d'opération (je me souviens surtout du petit aspirateur à sang).

Clot Marlou :
Xavi > « TES » films ? Je me souviens juste d'une fois, à Saint Éloi, et je crois bien que je n'avais même pas osé regarder…

Steve Baker :
sacré caisse à outils pour juste faire du saucisson.

Rocky Lamerluche :
du boudin et de l'os à moelle tu veux dire !

Pacolem paternel a dit…

Excellent ! J'ai connu ça, c'était la préhistoire...la nostalgie des pages que l'on tourne...et tout plein de nouveaux projets, qu'on ne réalisera que partiellement...car on est "vieux", et on ne le sait pas encore !

LN a dit…

Macho?? Toi?

Nostalgie d'une anesthésiste femme qui accordait le patient pour que le chef d'orchestre ne se retrouve pas avec des fausses notes sanguines dans les aigus.

roch a dit…

merci LN !