286 : mort du père

Réveil en sursaut : la porte de la chambre vient de s'ouvrir et une voix m'appelle : "Roch ! Roch !"

Dans mon premier sommeil onirique j'ai le temps de penser : qui m'appelle ? Cath ? Non, elle est à mon côté. Clo ? Non, elle n'est pas là ... Les garçons ? Il ne sont pas là non plus et d'ailleurs ils auraient dit "Tô ! Tô !" ou "Roquitô !"
Mes yeux embrumés distinguent maintenant la silhouette de Maman ... Maman ! Mais que fait-elle là ? Comment a-t'elle pu venir jusqu'ici et monter seule cet escalier si haut et si raide ?

« Roch ! Il faut que tu viennes m'aider, ton père est tombé de son lit, il dort profondément, je n'arrive pas à le réveiller pour qu'il se recouche »
Pensée fugace de mon cerveau comateux : si elle peut pas le réveiller c'est qu'il est mort, lui si fatigué, si douloureux, si essoufflé depuis quelques jours ...
« Parce que tu comprends poursuit Maman, si je le laisse comme ça, j'ai peur que demain il se réveille plein de courbatures ! »

Oui, évidemment, c'est pénible les courbatures.

Je m'arrache du lit, enfile mon peignoir, sort de la chambre, m'apprête à descendre en catastrophe. Mais il faut aussi que j'aide Maman à redescendre ce dangereux escalier, manquerait plus qu'elle y tombe. A la fois angoissé par mon père et inquiet pour ma mère, j'assure lentement sa descente puis, au milieu de l'escalier, là où une chute serait moins grave, je l'abandonne et me précipite vers mon père.

Impossible d'ouvrir la porte de la chambre, je fais le tour par la salle de bain ... Je découvre Papa effondré à plat ventre sur sa table de nuit encombrée, les jambes allongées sur la moquette, bloquant la porte ... À nouveau mon cerveau primitif et sans état d'âme pense : c'est sûr, il est mort c'est pas possible autrement, on peut pas dormir dans cette position !

Je me penche sur lui, le secoue, l'appelle, il reste inerte. Je lui tourne un peu la tête pour lui enlever son masque d'apnéïque qui souffle bruyamment, je coupe le moteur de l'aérosol : un peu de silence favorise un peu de lucidité.
D'abord le remettre dans son lit : je le saisis à bras le corps, le fait glisser à plat ventre sur le lit, puis, en maintenant son torse d'un bras soulève ses jambes de l'autre et le retourne. Tiens, il est moins lourd que je ne le pensais. Enfin une position plus confortable pour l'examiner et réfléchir à ce qu'il faut faire.

C'est alors que, le voyant allongé sur le dos, immobile, gris, lèvres blanches et affaissées, yeux mi-clos sur un regard éteint, mon cerveau réalise enfin que c'est mon petit papa, et que oui il est mort mon papa, il est mort, il est mort petit père.

Pourquoi me mets-je à trembler comme ça ? Pourquoi ce moment inéluctable, attendu, et de plus en plus souvent imaginé me fait-il tant d'effet ?
Machinalement, agenouillé au bord du lit, toujours tremblant, j'effectue les gestes habituels d'un constat de décès : aucune respiration, pas de battement cardiaque, pas de pouls fémoral, pas de pouls carotidien, aucune réaction au pincement, pupilles aréactives ... mon petit papa n'est plus qu'un pitoyable cadavre.

J'entend alors le pas traînant de Maman qui arrive dans la salle de bain : que lui dire ? comment lui faire comprendre ?
J'avance vers elle essayant de retarder son entrée dans la chambre. Je me suis relevé trop vite, manque me sentir mal et ne peux que bredouiller, au bord des larmes : « il est mort Maman, il est mort, Papa est mort ... »

Va falloir qu'un jour je pleure un vrai bon coup mais là tout de suite, c'est pas le moment.

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Un peu plus tôt dans la journée, alors que nous déjeunions devant la fenêtre de notre cuisine, un gros oiseau s'était posé sur le faîte du toit surplombant le bureau de Papa.
Ce n'était pas n'importe quel oiseau : un rapace, une buse probablement. Les buses, on les voit toujours planant haut dans le ciel mais posées sur le toit, on n'avait jamais vu ça. 
« Oiseau de mauvaise augure tu crois ? » me dit Cath.
Voilà une anecdote qui aurait plu à mon père ...

3 commentaires:

Bruno a dit…

Et bien je pleure pour toi. Thérapie numérique ? Peu importe..... L'ensemble lui aurait plu.

visuelepreludes a dit…

on ce retrouve seul - comme sur un quai de gare en regardant mélancoliquement partir le dernier train de nuit....
( je viens de voir Delvaux )

roch a dit…

c'est tout à fait exact, Philippe, merci.