282 : (JL.1914-1918) une trêve

[…] Au matin de Noël, le camarade en ligne voit des bras sortir des tranchées allemandes, puis un Officier se montre debout sur son talus et crie en bon français "Camarades, c'est la trêve de Noël. Ne tirez pas.." et faisant un signe, les soldats allemands montent sans armes sur leurs tranchées et appellent en jetant cigares, cigarettes, tablettes de chocolat.. Quelques chasseurs sortent et bientôt les adversaires sont mélangés et échangent des denrées en bavardant.... Les Officiers qui se sont ressaisis ordonnent à leurs hommes de regagner leurs positions malgré les protestations "d'amitié dans la trêve.."
L'E.M. s'est montré choqué de cette fraternisation qui a eu lieu un peu partout sur le front, ce qui a permis au Commandant Allemand de connaitre à coup sûr les N° de régiments en face de chaque secteur, donc l'ordre de bataille.. Eux, malins n'ont aucun N° de régiment sur leurs uniformes...

Ordre est donné naturellement de ne pas recommencer cette "plaisanterie".... et nous arrivons au I° janvier 1915 qui me trouve en première ligne. Et ça recommence... Au matin, les mains, les bras ensuite et les hommes se montrent sans armes... M'étant méfié, j'étais au redan avec la section avancée, armes chargées. Je monte à mon tour sur le parapet et crie à l'Officier en face "Disparaissez... ou je tire.." Il veut discuter "La trève, le I° Janvier.. etc" Je me penche vers mes gars et crie très fort "en joue..." tout mon front se garnit de fusils pointés. L'instant est dramatique car si un idiot tire, ça déclenchera le feu et abattre ces hommes désarmés... je ne le peux pas... En face heureusement, l'Officier a compris. Un commandement rauque .... tout disparait... et leurs mitrailleuses qui étaient pointées... se mettent à cracher, arrosant les parapets d'où toutes nos têtes avaient disparues...



[...]
Je demande un jour à mon fermier qui me loge et abrite aussi ma popote pourquoi les Boches de Monchy en face de notre secteur font de la musique et chantent sous nos bombardements parfois sévères... entre les rafales d'explosions, on entend très nettement ces musiques et chants.. "Ben dame, ils sont dans les carrières et s'en f.." - "Quelles carrières?" - "Celles qui sont sous chaque maison dans ce pays : c'est là qu'on prend la pierre.. Il y en a une grande sous ma cour, vous pouvez en voir l'entrée dans le puits.."
Un journal enflammé tombant lentement me montre en effet, à une quinzaine de mètres dans le puits, une ouverture de la taille d'un homme. "C'est par là qu'on sortait les pierres" me dit l'homme. Une lampe électrique, un papier sur du carton, une boussole et me voilà descendant dans le trou humide et froid, les pieds dans le seau, deux chasseurs dévidant lentement la corde.
A hauteur de l'ouverture je crie "Stop". C'est impressionnant. Je vois au-dessus de moi un petit trou rond lumineux et les deux têtes de mes gars qui se demandent quelle lubie me trotte dans la tête.. La "prise de terre" est délicate car les parois, le sol sont gluants, et le bord fortement arrondi. J'arrive enfin à prendre pied et la lampe pointée en avant m'avance dans un haut boyau creusé dans la craie pour déboucher ensuite dans une vaste salle toute blanche, avec pilier central et tranches de gros rognons noirs de silex alignés sur les parois. Boyaux et salles se succèdent ! Je suis enthousiasmé de ma trouvaille et revenant au puits, entreprend de faire le relevé de cette très vaste carrière de pierre tendre. Mesurant au pas, prenant les angles à la boussole, je trace le plan du mieux possible, repère la partie haute qui est à l'opposé du puits et remonte, mes deux pieds dans le seau.
Conférence avec Solacroup, Ingénieur, "Il y a de quoi loger le Bataillon dans cette carrière, et bien à l'abris des bombardements.. comme les Boches à Monchy..".. mais il faut percer une voie d'accès pratique et rapide.
Nous convenons d'abords de ne rien dire de nos projets, puis [106] de mettre une équipe qui percera vers le point haut supposé (en se fiant à mon croquis) une descente de mine de 4 échelles... Le tout boisé..
Nos hommes travaillent vite et bien et par une chance inouïe, nous débouchons juste au point le plus haut repéré par moi ! Celà fait, nous invitons le Commandant "à venir voir.." Tout le village savait évidemment ce que nous "bricolions" Solacroup et moi, mais quand chacun a pu venir voir, par les confortables échelles... (car par le puits et le seau...) l'enthousiasme a été vif..
Le rapport du Commandant nous a amené de nombreuses huiles, Général de Brigade, génie, artillerie etc.. Félicitations puis grande émulation quand on a su que ces carrières se développaient sous tous les villages de la région. Au bataillon, chaque Cie a voulu avoir la sienne, puis on les a reliées les unes aux autres par des boyaux taillés dans la craie... Les E.M. n'ont pas voulu rester passifs et j'ai appris que le Génie creusait partout..
Cette initiative qui m'a valu une grande popularité s'est cependant très mal terminé pour moi... Vers la fin de notre séjour, notre Général de Brigade, qui m'avait toujours témoigné de la bienveillance a été remplacé par un Artilleur. Venant nous voir à Berles, et le Commandant tout fier lui faisant voir nos carrières et lui en montrant l'initiateur en me désignant, n'a trouvé que cette phrase lancée avec un mépris visible "Des Chasseurs qui ne pensent qu'à s'enterrer..." et il a tourné le dos. Et cependant nous avons appris plus tard que nos successeurs, des anglais, réfugiés dans "nos carrières" avaient vu sans émoi ni pertes le village écrasé sur leurs têtes....

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